Les effarés, 1870

Rimbaud reprend l’image classique du XIXe siècle, la représentation d’un enfant pauvre, mais dans une forme rare. Le dénouement montre une double raillerie, contre la religion et contre la société : la société prive les pauvres de pain, et la religion leur promet illusoirement le ciel pour les dédommager du bonheur que la société leur refuse.

La encore il existe plusieurs versions de ce manuscrit, l’une conservée à la British Library de Londres, recopiée par Rimbaud pour Paul Demeny en 1870, une seconde est conservée à la Bibliothèque Nationale de France recopié par Paul Verlaine. Une dernière version envoyée par Rimbaud a Jean Aicard est aujourd’hui dans une collection privée.

Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s'allume,
     Leurs culs en rond [,]

À genoux, cinq petits, — misère ! —
Regardent le boulanger faire
     Le lourd pain blond [.]

Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l'enfourne
     Dans un trou clair.

Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
     Chante un vieil air.

Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge,
     Chaud comme un sein.

Quand, pour quelque médianoche,
Façonné comme une brioche,
     On sort le pain,

Quand, sur les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées,
     Et les grillons,

Quand ce trou chaud souffle la vie
Ils ont leur âme si ravie,
     Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres Jésus pleins de givre,
     Qu'ils sont là, tous,

Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, grognant des choses
     Entre les trous,

Tout bêtes, faisant leurs prières,
Et repliés vers ces lumières
     Du ciel rouvert,

Si fort, qu'ils crèvent leur culotte,
Et que leur chemise tremblote
     Au vent d'hiver.

Arthur Rimbaud